Ténèbres en terre froide. Journal I, 1957-1964

Charles Juliet

POL, 2000, 2010

 

Précédé d’un texte de 1977 intitulé « Le combat », ce premier volume du Journal de Charles Juliet, réédité par POL, décrit bien une véritable lutte contre la mélancolie et un chagrin tenace qui a souvent le dessus. L’œuvre est perçue comme un horizon salvateur, mais encore inaccessible. C’est un état de solitude extrême pour Charles Juliet, qui note le 4 février 1957 : « Celui que ronge la souffrance se débat dans un gouffre où nul ne peut le rejoindre. ». L’écriture n’est pas encore apte à le sauver de cette souffrance, comme il l’indique 6 jours plus tard : « Rien n’est plus torturant que d’avoir besoin d’écrire, et de ne pouvoir tracer la moindre phrase. » Le 12 juin de cette année-là, il reçoit une « Lettre de Michel Leiris […] de l’hôpital où il a été conduit après sa tentative de suicide. Il est resté trois jours dans le coma. » Cette figure est essentielle pour le jeune diariste, qui écrira plus tard un très beau texte Pour Michel Leiris. En écho à cet auteur pour qui une de ses seules bonnes actions avait été la « non-action » de ne pas se reproduire, Charles Juliet écrit le 18 décembre 1961 : « Ma déception, la gifle que j’ai reçue le jour déjà lointain où j’ai appris que Camus était père de deux enfants. L’admiration que je lui portais était tombée instantanément. » Le jour de ses 23 ans, le 30 septembre, il note solennellement : « J’ai décidé d’abandonner mes études de médecine et de quitter la voie où les circonstances m’avaient engagé. Je veux désormais me consacrer à l’écriture. » A l’entrée suivante, le 8 octobre, on apprend qu’il est « hospitalisé dans le service de neuropsychiatrie », sans que le lien soit établi explicitement entre les deux… Ce point est éclairci dans un paradoxe noté le 22 janvier 1958 : « Si je n’avais l’écriture, je ne pourrais vivre. Et pourtant, c’est précisément l’écriture qui me rend la vie impossible. » Les entrées sont souvent très brèves, placées sous le signe d’un aphorisme ramassé comme une pierre reçue en plein visage. Ainsi celle du 5 mai : « Être aimé vous laisse à vous-même, spectateur d’un événement dont vous êtes le prétexte irresponsable. L’important est d’aimer. » Marqué par son expérience d’enfant de troupe, qui lui fait faire encore des cauchemars, il note le 8 septembre 1958 : « De quatorze à vingt ans, j’ai vécu avec le spectre de la mort qui m’eût attendu en Indochine au cas où j’eusse échoué à mes examens. Mais de cela, je ne peux encore rien dire, tant c’est douloureux en moi. » Il faudra attendre plus de trente ans pour en dire quelque chose et s’en délivrer dans un livre : ce sera L’Année de l’éveil en 1989, et cette certitude de l’œuvre qu’apporte le temps, quand on le prend finalement à rebours, ne sera d’aucune consolation aux jeunes gens d’ici et de toujours à qui il faudra la patience pour trouver la distance nécessaire à l’écriture d’une douleur qui les étouffe et sera le cœur de leur création, plus tard… C’est une idée qu’il précise dans l’entrée du 28 août 1960 : « L’œuvre refuse toute consolation à celui dont elle naît. » Le 25 janvier 1963, il note seulement : « L’œuvre est ce qui permet d’échapper à la folie ou au suicide . » Finalement, la douleur la plus intense est comme un roman : « Ta souffrance est si écrasante que tu ne peux la dire. Pour que tu parviennes un jour à l’exprimer, il faudra que tu l’aies oublié, puis que tu la revives par le biais de l’imaginaire. » (7 septembre 1960). D’où ce constat du 19 mai 1963 : « Mon adolescence ne fut que ténèbres, déchirement, fascination du suicide. Plus je m’en éloigne, plus je me sens devenir jeune. » Son « impossibilité de travailler » qui provient de son « impatience » et de son « avidité » est vécue sur le mode de la honte et de la mauvaise conscience : « A t’entendre, tu serais la victime exemplaire. Mais tant d’êtres sont plus malheureux que toi. Qui écrit est par essence un privilégié. » (9 octobre 1958). Même l’admiration se tourne en torture : « J’ai ce maladif besoin de me comparer aux écrivains que j’admire, de savoir ce qu’ils avaient déjà écrit à mon âge. Rien n’est plus démoralisant ». (21 novembre 1958). Deux ans plus tard, le 19 décembre 1960, il s’enjoint de perdre cette « fâcheuse habitude », et de « tenir sa place, humblement, courageusement, sans avoir souci de soi, sans s’interroger sur ses capacités, sans s’obnubiler sur ses limites. » Il notait pourtant le 24 juillet 1959 : « Je devrais avoir le courage de détruire ce que j’écris », et le 22 août de la même année : « Comment veux-tu pouvoir écrire ? Tu te hais. » L’œuvre à venir devient le seul rempart contre le suicide qui en sera l’accomplissement : « Afin que ton suicide ne soit pas une démission, il te faut d’abord accomplir une œuvre. Celle-ci conditionne celui-là » (6 septembre 1959).

 

Par moments pourtant, l’impétrant écrivain se montre moins tourmenté, riche d’un avenir qui lui semble par ailleurs si souvent bouché : « Je me libère de ma jeunesse, écrit-il le 28 février 1961. Je suis moins fréquemment tiré en arrière par le souvenir de quelques femmes aimées. Ma hantise du suicide régresse. Une force, une confiance grandit en moi, se déploie, m’affermit, et ces jours, je me sens comme une sèvre qui ne connaîtrait pas encore toutes les ramifications de son arbre. » Il arrive à juger le style parfait comme un signe de vide : « Les écrivains qui n’ont rien à dire écrivent le plus souvent à la perfection. […] L’écrivain qui n’a rien à dire n’est aux prises qu’avec des problèmes de forme, la difficulté d’agencer des mots, ordonner des phrases. Il n’a pas à maîtriser le tumulte qu’engendre une bouillonnante vie intérieure, non plus qu’à faire effort pour clarifier et élucider sa pensée » (1er février 1962). En 1963, après avoir été obsédé par le suicide, il écrit le 13 février: « Je me libère, les barrières s’effondrent, chaque chose se révèle sous un aspect neuf, insolite, et tout me requiert, me passionne. Je sens que je suis en train de muer, de franchir un seuil. » Deux jours plus tard, il accorde au climat une importance décisive eu égard à son évolution : « Ces jours de neige et leur caractère d’exception, ajoutent encore à mon impression de vivre quelque chose de radicalement inconnu. »

 

Au fur et à mesure qu’on avance dans les années, les entrées se font plus longues, plus développées et moins lapidaires, sans que se dissipe une sorte d’effroi et de sacré. L’auteur souligne ainsi le 17 mars 1964 : « La démesure qu’il y a dans le simple fait de prendre un stylo et de se mettre à écrire. Je passe mon temps à amasser du silence et attendre que s’éveille le murmure. » La dernière entrée, du 30 décembre 1964, six mois après le trentième anniversaire de Charles Juliet, constitue la preuve que ces sept années d’explorations intérieures ont été une véritable quête, une enquête sur l’autre autant que sur soi, pour casser un cercle : « Celui qui ne s’est pas détaché de soi, n’a pas fait retour sur lui-même, n’a pas failli commettre n’importe quoi pour vaincre la conscience de son néant, celui-là qui n’a jamais été un jour ou l’autre détruit, annihilé, sera à jamais incapable d’admettre l’autre dans sa toujours confondante vérité, de lui offrir sa chaleureuse et tonique compréhension. » Saluons donc cette édition de poche du premier volume de ce Journal ! On aimerait l’offrir aux très jeunes gens, dont le désespoir n’a d’égale que l’incapacité où il sont d’en faire quelque chose pour l’instant, afin de se consoler peut-être que personne n’ait eu la même idée avec la jeune femme ou le jeune homme que nous fûmes aussi un jour. Je l’ai lu dans l’hiver d’une grande maison endeuillée, et j’y ai trouvé une sorte de lumière qui ne blesse pas le regard, une lumière crue pourtant et qui éclaire sans vraiment réchauffer, et fait reculer les ténèbres de l’informe et de l’indistinction. Ce n’est sans doute pas étonnant avec cet écrivain pour qui « le poète naît de son intimité avec la mort » (27 mars 1963).

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 28